C’est l’année Flaubert ! À l’occasion du bicentenaire de la naissance de Gustave Flaubert, de multiples publications, conférences et colloques vont évoquer, au fil de cette année 2021, tous les aspects de l’œuvre et de l’homme. Pourtant, parmi une telle profusion, il est vraisemblable que rien ne sera vraiment dit sur la place du vin de Champagne dans la création littéraire et la vie de l’écrivain. Jean-Luc Barbier, ancien directeur du Comité Champagne, chargé d’enseignement à l’Université de Reims, se pose quelques interrogations à ce propos « Flaubert mentionne-t-il le champagne dans ses ouvrages et lui-même appréciait-il le champagne ? » Et il y répond dans cet excellent article qui permet également de découvrir sur les caractéristiques du champagne au temps de Flaubert, au cours de la période qui va de la fin de la Monarchie de Juillet jusqu’au début de la Troisième République.

Remarquons, tout d’abord, que Flaubert, dans Le dictionnaire des idées reçues, cite le vin en général, et dans des termes bien peu élogieux : « plus il est mauvais, plus il est naturel. » À une exception toutefois : « Le meilleur est le bordeaux puisque les médecins l’ordonnent. » Mais c’est au champagne qu’il réserve ses commentaires les plus nombreux. Comme tous ses contemporains, Flaubert considère que le champagne est spécifique et se distingue de tous les autres vins, une position unanimement partagée dès l’émergence de l’effervescence en Champagne.
Le champagne selon Gustave Flaubert dans le Dictionnaire des idées reçues
Caractérise le dîner de cérémonie.
Provoque l’enthousiasme chez les petites gens.
Le délire doit s’emparer des convives au moment où sautent les bouchons ; on ne se connaît plus.
Les amoureux malins n’en boivent jamais.
Faire semblant de le détester, en disant « ce n’est pas un vin ».
La Russie en consomme plus que la France : c’est par lui que les idées françaises se sont répandues dans ce pays.
Sous la régence, on ne faisait pas autre chose que d’en boire.
Mais on ne le boit pas, on le « sable ».
Emma Bovary adore le champagne
Dans la plupart des ouvrages de Flaubert, mis à part La tentation de Saint Antoine et Salammbô, le champagne apparaît souvent comme le symbole de la célébration. Alors même qu’il ne décrit pas le baptême religieux de Berthe, la fille d’Emma Bovary, l’auteur s’attarde sur le dîner qui suivit la cérémonie : « enfin M. Bovary père exigea que l’on descendît l’enfant, et se mit à le baptiser avec un verre de champagne qu’il lui versait de haut sur la tête. » Le champagne, substitut de l’eau bénite pour un baptême païen ! Au cours des soirées de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie d’affaires, le champagne était incontournable. Invités au château du marquis d’Andervilliers, les époux Bovary savourent, au dîner qui précède le bal, truffes, homards, cailles, grenades, ananas : « On versa du vin de Champagne à la glace. Emma frissonna de toute sa peau en sentant ce froid dans sa bouche. » Dans L’éducation sentimentale, lors d’un repas chez le banquier royaliste Dambreuse où est reçu Frédéric Moreau, on apporta « une hure d’esturgeon mouillée au champagne ». Mais le champagne était aussi républicain. Par exemple, dans Bouvard et Pécuchet, un député qui vient d’être élu à l’Assemblée nationale législative de la Seconde République invite à déjeuner les notables de la région : « M. de Faverges qui connaissait son monde fit déboucher du champagne ». Pour Flaubert, ce sont finalement tous les événements heureux de la vie qui doivent être célébrés au champagne, comme le repas offert à leurs voisins par les deux compères Bouvard et Pécuchet, trop contents de faire admirer le fastueux et dispendieux jardin qu’ils ont aménagé : « on déboucha le champagne, dont les détonations amenèrent un redoublement de joie. »

Le champagne demeure bien sûr, selon Flaubert, le témoin indispensable des relations amoureuses. Emma Bovary retrouve son amant Léon dans une chambre d’hôtel à Rouen : « et elle riait d’un rire sonore et libertin quand la mousse du vin de Champagne débordait du verre léger sur les bagues de ses doigts. » Dans une note préparatoire à son manuscrit, l’auteur imagina Emma « experte en voluptés… noyée de foutre, de larmes, de cheveux et de champagne. » Le champagne est associé au libertinage. Voilà un bal costumé chez Rosanette, demi-mondaine et maîtresse de Frédéric Moreau : « elle prit sur le poêle une bouteille de vin de Champagne, et elle le versa de haut, dans les coupes qu’on lui tendait. » Que fera Léon, étudiant à Paris ? « Les parties fines chez le traiteur ! les bals masqués ! le champagne ! tout cela va rouler… Et vous ne savez pas la vie que mènent ces farceurs-là, dans le Quartier latin, avec les actrices ! » Un ami de Frédéric Moreau, lors d’une nuit de débauche, « jura qu’il pouvait boire douze verres de champagne pendant les douze coups de minuit. »
Ces citations, parmi d’autres, mettent en valeur le champagne dans l’œuvre flaubertienne. Il est bien distingué de quelques autres vins, d’ailleurs très peu mentionnés. Dans Bouvard et Pécuchet, le bourgogne est « trouble » et le Saint-Julien « trop jeune » ; dans Madame Bovary, le « vin de Pomard… excite un peu les facultés. » ; dans L’éducation sentimentale, le déjeuner au restaurant de Frédéric Moreau avec le mari de Mme Arnoux est « arrosé d’un sauternes 1819, avec un romanée 42, sans compter le champagne au dessert. » Et chez Mme Arnoux « il but des vins extraordinaires, du lip-fraoli et du tokay. » Dans le conte Un cœur simple, Mme Aubain « s’était procuré un petit fût d’excellent vin de Malaga. » Sont plus fréquemment mentionnés cidre, poiré, bière, garus, punch, anisette, curaçao et autres liqueurs.
Un grand amateur de champagne
Au-delà de son œuvre, où il exprime si bien la place particulière et l’image prestigieuse du champagne dans la société française de son époque, Gustave Flaubert était un grand amateur de champagne et les preuves ne manquent pas.
Sous des dehors quelque peu bourru (« je suis un ours », confessait-il), c’est un épicurien qui aimait les plaisirs de la table. Dans sa volumineuse correspondance, où il n’évoque guère les vins, les mentions du champagne abondent. À George Sand, il raconte un menu : « 2 douzaines d’Ostende, une bouteille de champagne frappé, deux tranches de roastbeef, une salade de truffes, café et pousse-café. » Avec Ivan Tourgueniev, il fait un pari et gagne « 6 bouteilles de champagne. » Il dîne chez son frère : « anniversaire de la maitresse de maison, Champagne ! » À sa nièce Caroline : « Malgré le champagne que l’on avait fait glacer en l’honneur de l’anniversaire de maman, le repas a été fort peu amusant ». Dans sa tanière de Croisset, il reçoit des amis proches, tels Daudet, Zola, Maupassant, George Sand, et le champagne présidait à tous les repas. Il passa la fête de Noël 1869 chez George Sand, à Nohant, où le champagne était en bonne place dans la cave. Invité pour l’anniversaire de Flaubert, Tourgueniev répond qu’il viendra « avec deux bouteilles de champagne ».
Flaubert prétend ne pas aimer Paris, mais il y venait régulièrement, et avec délectation. D’abord à l’hôtel puis dans plusieurs appartements successifs. Il reçoit à dîner chez lui le dimanche et va déjeuner ou dîner chez de nombreux amis, tels Théophile Gautier, Georges Feydeau, les frères Goncourt, et aussi Mme Sabatier, l’égérie de Baudelaire, et encore Mme Pasca, une comédienne en vogue sous le Second Empire. Partout le champagne ne manquait pas. Après un spectacle au théâtre ou à l’opéra, ou à l’issue d’un bal, les soupers aux restaurants à la mode, dans les cabinets particuliers si prisés des Trois Frères Provençaux, du Café Turc, chez Trapp et chez Riche, que Flaubert fréquentait tous avec autant d’assiduité que de plaisir, ne se déroulaient jamais sans champagne. C’est au restaurant Magny, véritable cénacle littéraire avant la création de l’Académie Goncourt, que se réunirent, de 1862 à 1869, deux fois par mois, la plupart des écrivains de l’époque, notamment Théophile Gautier, Sainte-Beuve, Ernest Renan, Hippolyte Taine, Alexandre Dumas fils, Gavarni, les frères Goncourt, et même George Sand, la seule femme admise ; autour de plats copieux et de bouteilles de champagne à volonté, on discutait passionnément, bien sûr de littérature, mais aussi de politique, et on affectionnait encore gaudrioles et grivoiseries que Flaubert était le premier à raconter. Clôturé au champagne, le fastueux banquet qui réunit chez le fameux docteur Véron une bande de joyeux lurons autour de Flaubert, un Vendredi saint, le 10 avril 1863, suscita un énorme scandale. Bien plus restreint, le dîner dit des Cinq, à savoir Flaubert, les Goncourt, Zola, Tourgueniev et Daudet, se tenait chaque fois dans un restaurant différent à partir de 1874.

Notre homme déclare détester les honneurs et les mondanités, mais il les acceptait avec jubilation. C’était un assidu du salon de la sulfureuse comtesse Jeanne de Loynes, née à Reims d’une mère ouvrière et de père inconnu, maitresse de Plon-Plon, le cousin de Napoléon III, d’Alexandre Dumas fils et de bien d’autres ; le soir il participe à la cérémonie du coucher de la belle hôtesse qui dénouait ses longs cheveux pour les tresser en deux longues nattes devant un parterre d’admirateurs. Mais il tomba aussi sous le charme de la princesse Mathilde, fille de Jérôme Bonaparte et cousine de Napoléon III, qui en fait son invité intime et permanent à partir de 1863. L’empereur le reçut au château de Compiègne et aussi à un bal aux Tuileries, lors de l’Exposition universelle de 1867, en présence du tsar Alexandre II et des rois d’Italie et de Prusse. Il se flatte d’occuper « la grande loge impériale » au cours de spectacles à l’opéra. Aucune de ses brillantes réceptions et festivités ne se concevait sans champagne.
Un vin rare et cher
À l’époque de Gustave Flaubert, comme depuis son apparition à l’extrême fin du XVIIe siècle, le champagne était d’une grande rareté. Les quelque deux à trois millions de bouteilles expédiées chaque année à destination de la France restaient destinées à une élite politique, économique et intellectuelle, essentiellement parisienne, et à quelques notables locaux également, au total sans doute guère plus de 100 000 personnes, alors que la France comptait 38 millions d’habitants en 1870. La production était surtout exportée et elle progressait vite : de six millions de bouteilles en 1850, elle dépasse les 20 millions de bouteilles en 1880, année de la mort de Flaubert. Le champagne était cher : le prix d’une bouteille équivalait environ à la rémunération de trois jours de travail pour un ouvrier parisien qualifié. À la carte des restaurants de la capitale, il était proposé au même prix que les vins les plus coûteux, comme les chambertin, ermitage, montrachet et quelques-uns des châteaux les plus renommés placés au sommet du classement des vins de Bordeaux établi en 1855 à la demande de Napoléon III.

Tandis que le champagne brut actuel contient en moyenne 8 à 10 grammes de sucre par litre, celui que savourait Flaubert était beaucoup plus sucré, avec au moins 100 grammes. Il était souvent « frappé », c’est-à-dire servi à moins de 5 °C, après un passage dans un seau rempli de glace. Le titre alcoométrique se situait entre 9 et 10 % vol. contre 12-13 % vol. de nos jours. Nulle part dans les écrits de Flaubert, il n’est fait mention de champagne rosé ni de champagne millésimé ; le premier était une curiosité très peu appréciée et la mode du second viendra un peu plus tard. Aucune citation non p
lus d’une quelconque marque, une mention qui figurait pourtant bien en évidence sur toutes les étiquettes. Celles-ci, par contre, ne comportaient que rarement le nom Champagne avant les années 1860 ; étaient inscrites à la place des mentions telles que Fleur de Sillery, Crémant d’Ay ou même Grand mousseux.
Quant aux moments de consommation, Flaubert les privilégiait tous, au début, pendant, à la fin et hors des repas, en opposition avec l’usage recommandé par Alexandre Dumas dans son Grand dictionnaire de la cuisine, publié en 1873, qui voulait que le champagne apparaisse au dessert, après tous les autres vins, en apothéose d’un parcours gastronomique. À l’époque, et depuis le milieu du XVIIIe siècle, le champagne était versé dans une flûte, mais comme elle était « aussi fragile que la vertu d’une danseuse de l’opéra », selon la remarque malicieuse de Grimod de la Reynière, la coupe s’imposa progressivement à partir de 1840 – 1850. Flûte ou coupe, le champagne était souvent « sablé », une expression utilisée dès le début du XVIIIe siècle, et mentionnée dans l’Encyclopédie de Diderot, qui signifiait boire d’un trait, cul sec ; elle évolua à partir du début du XIXe siècle pour désigner une consommation partagée, abondante et joyeuse.
L’engouement de Flaubert pour le champagne le porta jusqu’à écrire dans Bouvard et Pécuchet que les deux amis « entreprirent également la confection d’un champagne ! » C’était « pousser un peu trop loin le bouchon un peu trop loin » car ces mégalomanes plastronneurs oubliaient que la désignation champagne est réservée aux seuls vins récoltés et élaborés en Champagne depuis un jugement du tribunal correctionnel de Tours en date du 12 avril 1844.
Gustave Flaubert figure parmi les premiers écrivains qui mettent en scène le champagne dans leurs œuvres. Il ouvrait ainsi la voie à une longue et brillante lignée d’auteurs dans nombre de pays du monde. En France, aujourd’hui, le panégyrique passionné d’Amélie Nothomb dans tous ses ouvrages comme dans ses déclarations aux médias est particulièrement remarquable. Imaginons Gustave, dans sa tanière de Croisset, tombant sous le charme d’Amélie lors d’un dîner en tête-à-tête au champagne !