Aurélie Ringeval-Deluze est maître de conférence en sciences de gestion à l’Université de Reims Champagne-Ardenne (URCA). Elle est également membre du projet Univigne. Ce projet est né en février 2015 de la rencontre de plusieurs chercheurs (Villa Bissinger, URCA et NEOMA BS) autour d’interrogations communes sur un même sujet : l’évolution de la filière viticole dans la seconde moitié du XXème siècle en Champagne. Pour cette recherche, elle a reçu des financements de l’ancienne région Champagne-Ardenne dans le cadre du projet interdisciplinaire Univigne (2015-2019).
Dans l’excellent média The Conversation (France) du 22 février, elle publie les grandes conclusions de sa recherche. À cela s’ajoutent de nouveaux axes liés à la crise sanitaire actuelle.
Ci-dessous l’article dans son intégralité, il est particulièrement intéressant :
Au cours des dernières décennies, le contexte socio-économique des vignerons champenois a évolué défavorablement. C’est ce que révélait notre étude publiée en juin 2019 dans la revue Économie rurale.
Il semble intéressant de reprendre les grandes conclusions de cet article et de les réexaminer à la lumière de la crise sanitaire actuelle, qui accentue encore les contraintes pesant sur ces acteurs, de nature à remettre en cause leurs activités de vinification et de commercialisation de champagne.
Par vigneron, nous entendons ici celui qui travaille ses vignes et vend également son champagne, qu’il l’ait élaboré lui-même (récoltant manipulant) ou bien qu’il en ait confié l’élaboration à une coopérative (récoltant coopérateur).
Selon cette terminologie donc, le vigneron pratique l’intégration verticale en aval de sa filière, contrairement au viticulteur, qui se spécialise dans la production de raisin en amont.
Un contexte défavorable avant la crise sanitaire
Les revenus des vignerons proviennent de plusieurs sources : en amont de la filière, une partie du raisin récolté à la vendange peut être vendue aux négociants (les maisons de champagne) ou à une coopérative, voire, éventuellement, à un autre vigneron (dans la limite de 5 % du volume récolté par ce dernier). Certains vignerons complètent leurs revenus en vendant une partie de leur production sous la forme de vin clair ou de bouteille non terminée (aussi appelées vins sur lattes). Enfin, selon la définition adoptée précédemment, le vigneron vend une partie (ou, plus rarement, la totalité) de sa production sous sa propre marque.
Avant la crise sanitaire, toutes ces formes de revenu étaient déjà menacées. En amont, un niveau de stock de champagne historiquement élevé (près de 5 années d’expéditions) entraîne une réduction importante et durable des rendements autorisés à la vendange (en moyenne 10 800 kg/ha pour la période 2010-2019, contre 12 580 kg/ha pour 2000-2009, soit -14 %), ce qui diminue d’autant la capacité des vignerons et viticulteurs à dégager des revenus directs du produit de leurs vignes.
Le niveau de stock élevé entraîne également l’atonie du marché des vins clairs et sur lattes, dont le dynamisme dépend de la tension sur l’approvisionnement en matière première, qui s’est considérablement affaiblie.
Ce stock important découle lui-même d’une baisse des ventes de champagne depuis la crise de 2008, à savoir -10 % en volume au cours des dix années suivantes, tandis que l’ensemble du marché des vins effervescents progressait de plus de 21 % au cours de la même période, créant une dynamique dont les producteurs champenois ne bénéficient pas. La part de marché du champagne a ainsi diminué à 15 % des volumes et 55 % du chiffre d’affaires des échanges internationaux de vins effervescents en 2015 contre respectivement 24 % et 67 % en 2005.
La baisse des expéditions est particulièrement forte pour les vignerons qui enregistrent un recul de 27 % de leurs ventes en volume et 19 % en valeur hors inflation au cours de la même période. Ceci est dû notamment à l’exposition de ces derniers au marché français (85 % de leurs ventes en 2019), qui enregistre la plus forte baisse suite à la crise de 2008 (-39 % entre 2007 et 2020, contre +22 % pour l’export).
En Champagne, le potentiel de profit à l’hectare se situait en 2015 entre 16 014 et 19 819 euros selon le type d’exploitation (CDER, 2017). Outre son poids important au niveau national évoqué précédemment, la production vitivinicole champenoise représente plus du quart de la richesse produite dans le secteur agroalimentaire de la région Grand Est, contre respectivement 10 % et 4 % en Occitanie ou en Nouvelle-Aquitaine (Insee, 2017). Autre élément significatif : entre 2000 et 2010, le vignoble français a diminué d’environ 17 %, quand le vignoble champenois progressait dans le même temps de 9 %6. L’année 2018 était une année record du chiffre d’affaires de la filière champagne avec 4,9 milliards d’euros (HT). Le champagne, c’est également 30 000 emplois directs permanents, auxquels s’ajoutent 120 000 emplois saisonniers au moment de la vendange. Enfin, la région a attiré 7,3 millions de touristes en 2017 pour 14,8 millions de nuitées et des retombées économiques estimées à 630 millions d’euros, selon l’observatoire régional du tourisme de la Champagne et de l’Ardenne (2018).
Une situation aggravée par la crise sanitaire
À ces évolutions défavorables du contexte socio-économique dans lequel évoluent les vignerons champenois s’ajoute désormais une nouvelle source de pression : la crise sanitaire de la Covid-19 et ses conséquences.
La première, la plus évidente, est la disparition des occasions de consommer du champagne, qui est d’abord un vin festif, privilégié des moments de célébration. Or, crise sanitaire oblige, les grands rassemblements familiaux ou amicaux (mariages, anniversaires, etc.) sont soit interdits, soit fortement déconseillés. De nombreux évènements sportifs ont également été annulés ou reportés (Jeux olympiques d’été de Tokyo, Euro 2020 de football, etc.).
Les cocktails régulièrement organisés par les entreprises et les collectivités sont eux aussi en stand-by. Enfin, la baisse du tourisme (et de l’œnotourisme) en France est également un facteur de diminution de la consommation de champagne, tout comme la fermeture des cafés et restaurants.
Ainsi, le positionnement du champagne, autrefois un atout, devient aujourd’hui une faiblesse, au point que certains cherchent à en sortir (cf. la campagne de communication du Syndicat général des vignerons dont le slogan est « Le champagne, réservé à toutes les occasions »).
Par ailleurs, les difficultés économiques rencontrées par beaucoup d’entreprises et de salariés et le développement du chômage, même partiel, dissuadent nombre de Français de consommer du champagne à domicile. On observe ce phénomène à maintes reprises dans le passé : les ventes de champagne sont fortement corrélées à la bonne santé économique mondiale. La crise sanitaire entraînant dans son sillage une crise économique, la filière du champagne s’en trouve durablement touchée.
D’après le Comité Champagne, les expéditions s’élevaient à moins de 245 millions de bouteilles en 2020 (-17,7 % par rapport à 2019), soit son niveau le plus bas depuis 28 ans. La part de marché en volume des vignerons s’établit désormais à 18,7 %, contre 26,1 % à son maximum en 2000. Et qui dit baisse des expéditions, dit en retour baisse durable des rendements à la vendange et maintien d’un niveau de stock élevé…
Quel futur pour les champagnes de vignerons ?
Dans ces conditions, il semblerait logique de penser que les vignerons champenois auraient intérêt à se détourner de leur filière pour se lancer dans d’autres activités économiques. Après tout, l’hectare de vigne se vendait en 2019 entre 870 000 et 1,6 million d’euros selon la SAFER (Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural), de quoi constituer un joli capital de départ pour une nouvelle activité.
Mais ce serait oublier un peu vite que vigneron est d’abord un métier de passion, et que certains ont su se constituer une position solide sur ce marché. Évoquons d’abord les quelques-uns qui, par leur singularité et la qualité de leurs champagnes, ont su développer une notoriété et un réseau de distribution qui vont bien au-delà de nos frontières. Leurs bouteilles, fortement valorisées, se vendent sous allocation, de quoi entretenir la rareté et donc des prix élevés.
D’autres vignerons moins connus, que nous avons interrogés, ont réussi à maintenir leurs ventes grâce à leur forte implication dans les activités de commercialisation : démarchage et livraison à domicile, ventes via Internet, développement d’offres spéciales pour les fêtes de fin d’année, etc. On peut en effet penser qu’il subsistera toujours une demande locale et nationale pour des champagnes de « petits vignerons », dont le principal avantage concurrentiel est un prix modéré.
Enfin, la situation actuelle pourrait devenir le catalyseur du passage généralisé à une viticulture plus respectueuse de l’environnement et qui donne des raisins (et donc des vins) de meilleure qualité. C’est un mouvement déjà bien engagé aujourd’hui en Champagne mais qui devrait logiquement s’accélérer du fait de la pression conjuguée des acheteurs de raisins (maisons et coopératives, principalement) et des consommateurs. La crise de la Covid-19 n’aurait alors pas que des conséquences négatives.