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Interview Martin Cubertafond : « Il est probable que l’on assiste à des cessions dans les semestres à venir »

Martin Cubertafond est consultant en stratégie spécialisé dans le vin et la distribution et enseignant à Sciences-Po Paris. Il évoque les dernières négociations en vue de rachats en Champagne, la crise et ses conséquences, les tendances et opportunités.

La Champagne de juin 2020 à travers le regard d’un expert de l’univers du vin, et également de la filière champenoise avec son livre « Stratégies et marketing du champagne, quelle place pour le champagne sur le marché mondial des vins effervescents ? » (éditions Eyrolles)

Suite aux annonces de négociations sur de rachats de la maison Lallier et la maison J.de Telmont respectivement par Campari et Remy Cointreau,  le champagne resterait-il encore très prisé par les grands groupes de vins et spiritueux ?

Les deux acquisitions dont on a parlé récemment étaient fort probablement dans les tuyaux avant la crise de la Covid (lire ici et ici). Mais cette crise, et la chute de demande qu’elle génère, va provoquer une crise de trésorerie chez de nombreux opérateurs, particulièrement chez ceux qui sont lourdement endettés. Par conséquent, il est probable que l’on assiste de nouveau à des cessions dans les semestres à venir.

Ces cessions seront forcément douloureuses, mais si elles sont menées pertinemment, elles permettront à certains groupes de nettoyer leur portefeuille de marque (en supprimant des doublons et des marques positionnées sur les segments peu rentables) et de ressortir plus forts de la crise.

Quant aux grands groupes de spiritueux, le champagne est toujours dans leur radar, car son positionnement est unique (valorisé, avec de fortes barrières à l’entrée, des marques globales et une rentabilité élevée) et ils peuvent faire jouer des synergies avec leurs autres marques, notamment pour l’accès aux canaux de distribution.

Avec la crise du Covid, peut-on dire qu’un cycle champenois se termine, même si ce cycle était peut-être déjà en fin de parcours ? 

Oui, c’est probable. Le champagne était entré dans une nouvelle ère à la suite de la crise de 2008, avec la fin de la croissance des volumes et la focalisation sur l’augmentation du prix par bouteille. Depuis, le marché s’est peu à peu séparé en deux : croissance à l’export et pour les cuvées valorisées ; décroissance en France et pour les bouteilles d’entrée de gamme. Les opérateurs qui étaient positionnés sur les segments en décroissance (France, cuvées peu valorisées) étaient de plus en plus fragiles. Avec les incertitudes liées au Brexit, la loi Egalim en France et la menace des Taxes Trump, leur horizon s’assombrissait et une crise se profilait. Le Covid est arrivé dans ce contexte. Il provoque une forte baisse de la demande, qui va rebattre les cartes et provoquer une crise plus profonde encore, qui risque de toucher un nombre d’acteurs beaucoup plus importants.

La crise économique en Champagne va t-elle accélérer des tendances (bio, valeur ajoutée…) ? 

Pas forcément. Le Covid a effectivement été un accélérateur de tendance pour certaines activités, comme le télétravail, la médecine à distance ou la banque en ligne. Mais dans d’autres secteurs, il a provoqué une inversion des tendances. C’est le cas pour la consommation alimentaire et les achats de vin : depuis plusieurs années les consommateurs achetaient moins de produits mais dépensaient plus. Cette valorisation des achats (on parle de « premiumisation » dans le vin et le champagne) s’est arrêtée net avec la crise du Covid : les consommateurs sont retournés vers les produits moins chers.

La question est donc de savoir si l’inversion de tendance observée pendant le confinement est juste une parenthèse ou si cette rupture va perdurer. Si la crise à venir, économique et sociale, s’avère très profonde et que les dépenses sont fortement impactées, alors la consommation va être bouleversée (en volume et en prix moyen par bouteille) pour plusieurs années.

Concernant l’utilisation des pesticides, l’exigence de traçabilité de la part des consommateurs ne devrait pas être remise en cause par la crise. Mais les surcoûts générés par la transition vers l’arrêt des produits chimiques tombent au mauvais moment pour les champenois, très en retard sur le sujet parmi le vignoble français. En effet, ils risquent de se trouver confrontés à un effet ciseaux, avec des coûts qui augmentent au moment où leurs revenus diminuent. Pour cela, certains chercheront probablement à décaler, ou étaler, dans le temps leur conversion. Donc, sauf programme d’aide massif de l’état en faveur de la viticulture bio, la tendance pourrait se ralentir. Par ailleurs, le Covid est arrivé juste après l’annonce de la stratégie rupturiste « Living Soils » (lire ici) de Moët Hennessy, une prise de parole et des engagements forts en faveur du développement durable. L’avenir dépendra donc également de la politique suivie par LVMH dans les prochaines années.

Après près de 70 ans d’interprofession champenoise réussie, peut-on penser que cette période compliquée peut amener à penser à un nouveau modèle champenois ? 

Tout à fait. Depuis le début des années 2000, le prix du kg de raisin augmente plus vite que celui des bouteilles. Cela pousse de nombreux vignerons (positionnés sur les segments en décroissance : l’entrée de gamme et la France) à vendre des raisins plutôt que des bouteilles. Or, depuis trente ans, le rapport de force entre maisons et vignerons reposait sur la capacité des vignerons à commercialiser un tiers des bouteilles. Cet équilibre, à la base de la croissance vertueuse des dernières décennies, se trouve donc remis en cause.

Par ailleurs, les débats actuels sur le rendement 2020 montrent que les solutions classiques du Comité Champagne ne sont pas adaptées aux récoltants manipulants (lire ici), et spécialement aux plus qualitatifs d’entre eux, qui représentent pourtant un modèle vertueux, générant une forte demande.

Les champenois vont donc devoir ré-inventer leur modèle, comme ils l’ont déjà fait plusieurs fois. Cela ne se fera pas forcément hors du Comité Champagne, qui, vu de l’extérieur, est un formidable outil de gouvernance, que de nombreux bassins de production français envient.

Pensez-vous que le monde de l’après peut amener des opportunités ? 

Bien entendu. Les attentes des consommateurs vont évoluer, de nouveaux modes de consommation et de distribution vont émerger. Il faudra être à l’écoute pour les identifier, puis être agile et rapide pour les saisir ; et ne pas hésiter à aller sur de nouveaux territoires si l’opportunité se présente, comme les Champenois l’ont fait tout au long de leur histoire, mais probablement de façon plus rapide.

Quelles sont les orientations économiques possibles à envisager que cela soit en termes de commerce ou de distribution ? 

La distribution de vin a été bouleversée par cette crise. La fermeture des cafés-hotels-restaurants et la forte croissance des ventes en ligne en ont été les premiers symptômes. Les Champenois vont donc devoir ouvrir des chantiers de réflexion sur leur distribution : il va falloir repenser les canaux de distribution, se demander où est-ce que les clients auront envie d’aller acheter leurs bouteilles de champagne demain.

De la même façon, la relation avec les consommateurs va évoluer. Toutes les propositions de dégustations ou de visites virtuelles, même si elles sont parfois maladroites, montrent cette nécessité de conserver, ou de créer, un lien avec ses clients et sa communauté.

*Une partie de cette interview a été publiée dans le mensuel Reflets Actuels avec qui je collabore régulièrement.

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